5.
Au centre du monde se trouve la mer Jaune.
Cette mer sans eau, aussi grande qu’un royaume, est infestée de yôma. Ce n’est pas un endroit pour les hommes. Ni même pour les dieux, si l’on excepte les Cinq Pics qui se trouvent en son milieu. On dit en effet que c’est là, au cœur de ces montagnes que l’on appelle le jardin des Dieux, que vit Sei-ô-bo, la mère du roi de l’ouest, en compagnie des autres divinités et des mages qui les servent.
Les hommes et les dieux ne sont pas faits pour vivre ensemble. L’homme peut juste leur adresser ses prières. Et c’est seulement dans la mesure où les dieux entendent parfois ces prières, qu’on peut dire que les dieux ont un rapport avec les humains. Mais des Cinq Pics, jardin des Dieux, comme de la mer Jaune, repaire des yôma, l’homme est exclu. Il est étranger en ces lieux. Un unique lieu fait toutefois exception : le mont Hô, « le mont des Armoises », au cœur des Cinq Pics.
Ce mont est le sanctuaire où naît le kirin. Cet animal sacré, par essence voué à la compassion, possède des pouvoirs immenses. Mais ce n’est pas seulement un être de miséricorde. Il est aussi capable de comprendre la nature du monde et de communiquer avec la volonté céleste pour en connaître les desseins et s’en faire l’interprète. De fait, le monde des humains est divisé en douze territoires sur lesquels règnent douze rois. Cependant, ce n’est ni leur naissance ni leur mérite qui désigne les rois à cette fonction. Leur accession au trône découle d’un ordre du Ciel dont le kirin se fait le messager. C’est pour cette raison qu’on dit du kirin qu’il « choisit le roi ».
Le kirin naît et grandit au mont Hô, entouré des soins prodigués par les nyosen. C’est sur cette montagne qu’on doit se rendre si l’on veut connaître la volonté du Ciel. On appelle cela faire « l’Ascension ». Mais pour parvenir jusque-là, il faut d’abord franchir la cordillère des monts Kongô qui entoure la mer Jaune, par l’une des quatre portes Shireimon, c’est-à-dire « les quatre portes des Commandements », parfois appelées portes des décrets divins, fermant l’accès aux défilés qui s’enfoncent entre ces montagnes. Quatre fois par an, une seule de ces quatre portes s’ouvre, et reste ouverte durant une seule journée. Pour la porte Reiken, située au nord-ouest, à l’extrémité du royaume de Kyô, ce jour d’ouverture coïncide avec l’équinoxe de printemps.
Shushô était donc partie de Renshô avec l’espoir de l’atteindre avant cette date. En choisissant Hakuto pour ce périple, elle avait quelque chance d’y parvenir. Les môkyoku sont incapables de voler sur de grandes distances, mais peuvent, en alternant la course et le vol, se déplacer trois fois plus vite qu’un cheval. Sans cette monture, elle n’arriverait jamais à temps. Mais une autre raison expliquait ce choix : elle ne tenait pas à être rattrapée. Shushô avait emporté beaucoup d’argent avec elle. Son père en gardait de grosses sommes à la maison, au cas où la situation se dégraderait et qu’il faudrait quitter la ville. Elle savait où cette réserve était cachée.
Joshô allait sans doute déclarer sa disparition auprès des autorités pour qu’elles engagent des recherches, mais il était peu probable qu’elles s’y consacrent sérieusement, tout occupées qu’elles étaient, en ces temps troublés, à prévenir les attaques de yôma et à apporter de l’aide aux victimes. De plus, bien que la famille Sô fut extrêmement riche, elle ne disposait sur place d’aucun autre animal capable de rivaliser à la course avec un môkyoku. Hormis bien sûr les oiseaux bleus, mais ceux-là ne servent qu’à expédier des messages. Shushô pouvait donc raisonnablement espérer échapper aux éventuelles poursuites. Et même si son père avait l’idée de prévenir les nombreux magasins et succursales dont il était propriétaire à travers le royaume, il n’en avait pas partout, et il aurait fallu qu’il ait au moins une idée de la destination de Shushô. Or elle était sûre d’une chose : son père était à mille li de s’en douter…
Il lui suffisait donc de prendre garde à bien choisir les villes dans lesquelles elle ferait étape. Si elle restait vigilante, tout devrait bien se passer. Et de fait, au soir du sixième jour, elle avait déjà parcouru les deux tiers du trajet sans encombre.
— Bon… murmura Shushô, alors qu’elle venait de pénétrer dans le cimetière.
Comme à chaque étape, plutôt que de se rendre dans un bourg, elle avait dirigé sa monture vers cet endroit désert, toujours situé à la périphérie des villes.
Chaque bourg était établi sur le même principe : au sud, l’artère principale pour y accéder, au nord, le cimetière. Elle avait dû contourner les habitations pour le trouver. Ce qu’elle cherchait avant tout, c’était un endroit calme où elle pourrait se reposer. Le bourg en question n’était pas très grand et elle n’avait pas tardé à apercevoir le toit jaune d’un petit temple aux abords d’un terrain vague.
En général, les cimetières ne sont pas enclos. Celui-ci ne faisait pas exception à la règle. Elle avait reconnu de loin les tombes fraîchement creusées. C’était le sixième cimetière qu’elle voyait et tous, jusqu’ici, se ressemblaient : de petits monticules de terre alignés, au sommet desquels une branche de paulownia peinte en blanc était plantée.
Les morts sont vraiment nombreux par ici, pensa-t-elle en découvrant les rangées de sépultures.
Shushô mit pied à terre et s’approcha du chôdô, ou sanctuaire funéraire, le seul bâtiment de l’endroit.
En général, le chôdô est un édifice d’une extrême sobriété, sans aucune décoration ou autre marque. Il tient plutôt du catafalque : un mur unique, ayant pour fonction de faire écran à la pluie et au vent, pas de portique, et juste un petit autel réservé aux offrandes, derrière lequel un espace est aménagé pour y recevoir temporairement le cercueil, lors des enterrements. Ici, les offrandes ne sont jamais importantes : les personnes qui sont enterrées dans ce genre de concession ne sont que des gens extérieurs au bourg, des « visiteurs » morts là par hasard.
Shushô s’approcha du puits qui se trouvait là. Un couvercle en bois en bouchait l’ouverture. Elle l’ôta, saisit le seau accroché sur la margelle et puisa de l’eau qu’elle donna à Hakuto. Accroupie près de lui, elle observa les environs tout en lui caressant l’échiné. Au fil de son voyage, ce paysage lui était devenu familier : de la terre fraîchement retournée, des tombes alignées… Plus elle avait progressé vers sa destination, plus les traces laissées par la mort lui avaient semblé nombreuses.
— Voilà… C’est ça la mort…
On vous met dans un cercueil, on vous descend au fond d’une fosse, et on vous recouvre de terre. C’est tout.
Les uns disent que les morts partent pour le Hôrai, un pays situé à l’est de la mer de Kyokai, afin d’y renaître sous la forme de mage. Les autres, que leur âme se rend sur le pic Kôri, « la montagne où vont résider les morts », un des sommets du mont où se trouve le village-sanctuaire des Armoises : le mont Hô. Là, elle serait jugée par le Ciel qui décide, selon qu’elle s’est montrée bonne ou mauvaise, le rang qu’elle occupera dans le Gyokkei, le palais des dieux. Mais Shushô ne croyait pas à toutes ces légendes. Si elles étaient vraies, vu le nombre de morts depuis le début du monde, le mont Hô et le Gyokkei devaient déjà déborder !
D’autres disaient encore que les morts pouvaient tout simplement revivre. Malheureusement, Shushô n’avait plus jamais entendu le « Bonjour ! tu es déjà debout ? » de sa grand-mère depuis que celle-ci était décédée. Et si jamais on voulait expliquer cela par le fait qu’elle était revenue à la vie dans un autre corps et sans se souvenir de son passé, il devenait difficile de dire qu’elle vivait à nouveau. Même si sa grand-mère était ressuscitée dans une autre personne, l’ancienne, sa vraie grand-mère, avait bel et bien disparu.
Quoi qu’il en soit, c’est vraiment trop triste de finir ses jours dans un endroit pareil, se dit Shushô en regardant le cimetière.
Ce type de concession était toujours aménagé sur les terrains vagues en bordure des agglomérations et protégeait les habitations des calamités, en particulier des incendies, en faisant office de zone tampon. Toute construction y était interdite, mis à part un sommaire chôdô, et aucune culture ne pouvait y être pratiquée.
De fait, le panorama qui s’offrait maintenant au regard de Shushô était désolé : une vaste étendue d’herbe rase jonchée de gravats, de laquelle émergeaient, insolites, les monticules recouvrant les tombes. Les pieds de paulownia plantés à leur sommet s’inclinaient tristement sous l’effet du vent d’hiver qui soufflait sans discontinuer. Quelques-uns même avaient fini par se coucher, attendant en vain qu’une main aimante les redresse.
Quand une personne meurt, il est d’usage que sa famille récupère sa dépouille. Ses enfants, ses frères, ses sœurs, ou bien ses parents, même s’ils habitent au loin, viennent chercher le corps pour l’enterrer ensuite dans un coin de leur terre. Là, ils édifient un tertre, plantent un paulownia, et si leurs moyens le leur permettent, font bâtir un petit temple dans lequel, régulièrement, ils viendront déposer des offrandes, et à chaque changement de saison, brûler des vêtements en papier. Ils savent que l’âme du défunt a quitté son corps, mais c’est leur façon d’exprimer le regret de sa perte et leur peine. Cette marque de respect envers les restes de la personne disparue est en quelque sorte un moyen de maintenir un lien avec elle.
Les tombes de cette concession sont donc essentiellement provisoires : les morts attendent ici qu’on vienne les récupérer. C’est pourquoi quand un visiteur d’un autre district ou d’une autre région meurt loin de son lieu d’origine, la date de l’enterrement est souvent repoussée, particulièrement en hiver, pour permettre à la famille de se présenter et de s’occuper du corps.
Aussi, ceux qui reposaient dans un cimetière comme celui où se trouvait Shushô étaient des morts dont personne n’était encore venu demander la dépouille, des « visiteurs » comme on les appelait. Pas forcément des personnes ayant trouvé la mort alors qu’elles étaient de passage dans cette ville. Mais également tous ceux qui n’avaient pas de famille, ou dont la famille n’avait pas les moyens de venir chercher le corps. Des gens qui avaient rompu les liens avec leurs proches et dont ces derniers ne se souciaient plus. Ou encore des fumin, des « hommes flottants » comme on les appelle, qui ne sont d’aucun pays et qui n’ont pas de terre à eux. Tous ceux-là étaient enterrés ici, dans ce terrain vague, cette terre de l’oubli.
Si au bout de sept ans, personne ne s’était présenté pour réclamer le corps, on déterrait la dépouille et le gardien du cimetière se chargeait alors de la réduire en morceaux sous le chôdô. Les os ainsi pulvérisés étaient ensuite placés dans une urne et entreposés dans le columbarium municipal. Et c’était fini.
D’ailleurs, il ne suffit pas que le mort ait été enterré sur sa parcelle familiale avec des funérailles complètes et l’affection des siens pour que sa tombe soit assurée de durer indéfiniment. En effet, la parcelle en question étant attribuée par le royaume, elle retourne au royaume à la mort de son propriétaire, pour être cédée à une autre famille. Normalement, le nouvel occupant ne touche pas au paulownia planté sur la propriété, mais il arrive parfois qu’il soit déraciné, lors d’un orage ou parce que l’arbre est trop vieux, et que la dépouille enfouie à son pied remonte à la surface. Il revient alors au gardien du cimetière, comme il le ferait d’un « visiteur », de s’en débarrasser…
Voilà comment l’on finit…
— ... Et voilà donc pourquoi je dois faire ce que j’ai à faire, murmura Shushô en caressant le cou de Hakuto.
Elle sourit aux yeux bruns dorés de l’animal, qui la fixaient, puis retira sa veste d’ouate épaisse, faisant apparaître celle qu’elle portait en dessous, plus légère : la veste de Keika.
— Quel froid… dit-elle en se frottant les mains.
En effet, dès que le soir tombait, la température chutait rapidement, même ici, très au sud de Renshô. Elle avait entendu parler des pays les plus méridionaux, comme le royaume de Sô, qui ne connaissaient pas l’hiver. Là-bas, il ne faisait jamais froid…
Si elle s’était dévêtue de sa jolie veste chaude et restait maintenant dans la pauvre veste de Keika, c’était tout simplement pour éviter de se faire détrousser par les bandits de grands chemins. En gardant sur elle des vêtements luxueux, elle aurait inévitablement attiré leur attention. Elle ne voulait pas prendre ce risque. D’un autre côté, Shushô voyageait avec un môkyoku, et pour lui, elle tenait absolument à descendre dans une auberge disposant d’un palefrenier capable de s’occuper de sa monture. C’est-à-dire une auberge de catégorie supérieure. Sans une tenue convenable, cela lui était impossible. Une jeune fille pauvrement vêtue se présentant dans ce genre d’établissement accompagnée d’un môkyoku, le personnel ne manquerait pas de s’interroger. Et de fait, lors d’une précédente tentative, un incident s’était produit : à la vue de son accoutrement, les employés s’étaient doutés de quelque chose et avaient tenté de la conduire auprès des autorités locales. Elle avait dû s’enfuir pour leur échapper.
— Je ne sais plus quoi faire…
Elle avait bien essayé, jusqu’ici, de se faire passer pour une employée de maison chargée d’aller livrer une monture par son maître, mais cela ne s’était pas révélé très convaincant : que l’on ait confié ce genre d’animal à une gamine de douze ans voyageant seule paraissait plutôt suspect. Et plus elle avançait vers le sud-est, plus la surveillance exercée par les services de sécurité du royaume se faisait sévère, et plus les aubergistes se montraient peu enclins à croire son boniment. La veille, pour la première fois, elle avait dû renoncer à passer la nuit dans une auberge. Elle s’était contentée de dormir sous le plancher surélevé d’un chôdô. Elle avait eu tellement froid qu’elle s’était juré de ne plus renouveler l’expérience. Et puis il y avait Hakuto : elle voulait qu’il se repose, lui aussi.
Pourquoi la sécurité était-elle renforcée dans le Sud ? Sûrement parce que c’était la région la plus dévastée du royaume. Les catastrophes naturelles touchaient l’ensemble du territoire, mais les yôma, eux, venaient du sud. Ils y étaient donc plus nombreux. Surtout le soir. Hakuto, qui devait sans doute les sentir, devenait nerveux. La veille, il avait grogné toute la nuit. Du coup, toute la journée, il avait manqué de force dans les pattes. Si au moins elle pouvait trouver un yaboku… Elle ne savait pas pourquoi, mais on disait qu’en restant sous cet arbre, on était en sécurité. De toute façon, avec un froid pareil, elle ne voulait pas passer une seconde nuit dehors.
Je pourrais encore essayer de demander l’hospitalité à un habitant du village ? Avec de la chance, cette fois-ci, j’arriverai peut-être à le convaincre en pleurnichant un peu. Ou bien alors, je fais du charme à un voyageur naïf il m’accepte comme compagne de voyage et plus de problème avec les aubergistes…
Mais la veille, ce genre de subterfuge avait échoué…
— Comment faire ?
Hakuto émit un petit grognement en réponse aux interrogations de Shushô. Elle lui passa la main sous le menton et lui caressa le cou.
— Je suis désolée. Mais ne t’en fais pas, ce soir, je ferai tout pour que tu puisses passer la nuit au chaud dans une écurie.
Hakuto continuait à grogner. Il ne la regardait pas mais semblait fixer quelque chose près du chôdô.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu fais la tête ?
Elle lui enlaça le cou de ses deux bras et s’apprêtait à venir coller sa joue contre la sienne lorsqu’elle perçut un bruit. Immédiatement, elle resserra son étreinte : ce bruit lui était familier. On aurait dit le ronronnement puissant d’un félin.
Un tigre ?
Il n’y avait pas de tigres au royaume de Kyô, elle le savait. En revanche, les yôma qui leur ressemblaient étaient nombreux.
Le bruit provenait de derrière le chôdô.
Qu’est-ce que je fais ? Je m’enfuis ? Je vais voir ce que c’est ?
Il était sans doute plus raisonnable de quitter l’endroit au plus vite, mais en même temps, elle avait très envie d’aller voir ce qui se cachait là-bas.
C’est peut-être de ne pas savoir qui me fait peur…
Fuir ? Aller voir ? Elle restait plantée là, hésitante. Le ronronnement retentit de nouveau. Cette fois, une tête apparut derrière le chôdô.
Shushô poussa un cri. Ou plutôt, elle voulut pousser un cri, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Tel un ressort qui se détend, elle se releva d’un bond, sans prendre garde qu’elle tenait encore le cou de Hakuto fermement enlacé. Elle retomba violemment sur le sol. Elle se redressa aussitôt, jeta un regard vers le chôdô. Un soupir de soulagement s’échappa de sa poitrine.
— Ah… Bon… c’est seulement ça.
La tête de l’animal était plus grosse que celle de Hakuto et ressemblait effectivement à un tigre. Comme Hakuto et comme les tigres qu’elle avait déjà vus dans un spectacle de foire, il avait des yeux mordorés. Mais une bride était passée autour de son cou : c’était donc tout bêtement une monture.
— J’ai eu une de ces peurs ! dit Shushô en lui jetant un regard sévère.
Elle se releva et passa derrière le chôdô. L’animal ne bougeait pas. Il se contentait de la fixer de ses yeux dorés.
— Tu es un sûgu, c’est ça ?…
Il se tenait couché et une selle était fixée sur son dos. Sa queue était aussi longue que son corps. La tête droite, il regardait Shushô, impassible. Elle se pencha vers lui et plongea ses yeux dans les siens.
— Quels yeux magnifiques tu as…
Si les perles noires existaient, voilà à quoi on aurait pu comparer ces yeux. Sauf qu’au fond de leur prunelle, une lueur dorée, plus vive encore, brillait.
Même Banko ne possédait pas de sûgu. C’était un animal réputé pour sa bravoure, et sans aucun doute la plus rapide de toutes les chimères. Mais il était extrêmement difficile de s’en procurer. Shushô avait déjà eu la chance d’en voir un, une fois. C’était au cours d’un défilé militaire ; elle ne se rappelait plus à quelle occasion, mais ce dont elle se souvenait, c’est que ce sûgu était monté par un général de l’Armée royale…
Elle hésita à le caresser. Parmi les montures, certaines avaient un caractère farouche, ne se laissant approcher que par leur maître. Celle-ci n’avait pas l’air bien méchante. En plus, Shushô avait entendu dire que les sûgu étaient plutôt dociles quand ils étaient bien dressés. Elle avança lentement la main.
— Non !
Un coup de tonnerre n’aurait pas eu plus d’effet : elle bondit littéralement sur place. D’un mouvement vif, elle fit volte-face et vit un homme derrière elle, la tête couverte d’une capuche.
— Ne mets pas ta main. S’il l’attrape, il n’en fera qu’une bouchée, dit-il.
Contrastant avec la froideur de sa mise en garde, un large sourire éclairait son visage.
— Il est à vous, monsieur ? Un sûgu, n’est-ce pas ? demanda-t-elle sur un ton qu’elle voulait détaché.
Il devait avoir une vingtaine d’années, mais son sourire le faisait paraître plus jeune encore. À voir les vêtements somptueux qu’il portait, on n’avait aucun mal à le considérer comme une personne digne de posséder un tel animal.
— Tu m’as l’air bien savante. Comment se fait-il que tu connaisses les sûgu ?
Il était effectivement très rare d’avoir l’occasion d’en voir.
— C’est juste que je m’intéresse aux montures. Il mord ?
— Ça dépend. Ça lui arrive rarement, mais je ne peux pas dire qu’il ne le fasse jamais. En tout cas, je te déconseille fortement d’essayer.
— Je ne peux pas le caresser ?
Il lui adressa un sourire et mit un genou à terre à côté du sûgu. Il prit le cou de l’animal dans ses bras.
— Vas-y… Tu aimes beaucoup les montures, on dirait.
— Beaucoup, oui.
Elle posa sa main sur le large front de l’animal. Contrairement à ce qu’elle avait cru, son pelage était plutôt rêche.
— Et lui, là-bas, c’est ton môkyoku ? demanda l’homme.
Shushô lui jeta un regard à la dérobée : il avait toujours un large sourire sur le visage.
— ... Non, celui de mon employeur. Il s’appelle Hakuto.
L’homme émit un petit rire étouffé.
— Tu es une drôle de petite fille : tu présentes ta monture avant de te présenter…
— Ah oui… Ce n’est peut-être pas très poli… se reprit-elle. Moi, je m’appelle Shushô.
— Et lui, Seisai, « Étoile colorée », dit l’homme sur un ton enjoué.
Shushô rit à son tour.
— C’est un joli nom. Et vous, vous vous appelez comment ?
— Rikô.
Ce qui signifiait : « celui dont la générosité est grande ».
C’est sûrement quelqu’un de gentil, pensa Shushô.
— Vous êtes de ce village ? Euh… Non, sans doute pas…
Elle venait de remarquer les bagages posés à côté du sûgu.
— Comme tu vois, je suis en voyage.
— Et vous allez dormir ici ce soir ? Dans une auberge ?
— Oui, probablement.
— Ah… Dans ce cas, est-ce que je peux vous demander un service ?
— Bien sûr, dit gentiment Rikô.
Il avait l’air très intéressé par ce qu’elle allait lui annoncer. Shushô hésita un instant, puis, la tête légèrement baissée et le regardant par en dessous, elle se lança dans son explication.
— Eh bien, voilà. En fait, je dois livrer cette monture pour mon maître, mais je suis un peu embêtée, parce que j’ai peur de ne pas pouvoir trouver une auberge où dormir ce soir. Comme je suis encore une enfant, n’est-ce pas, et qu’il n’est pas normal qu’une enfant comme moi descende seule dans une auberge avec une monture, eh bien, c’est un peu compliqué, et hier, elles ont toutes refusé de m’accueillir…
— Oh là là ! C’est terrible ! Pauvre enfant, tu as dû coucher dehors ? Avec le froid qu’il faisait ?
— Oui, absolument. J’ai dormi sous l’estrade d’un chôdô. Je n’ai vraiment pas eu de chance…
Rikô écarquilla les yeux.
— Mais c’est très dangereux ! Il y a des yôma partout, tu sais ?
— Oui, je sais. Mais je n’avais pas le choix.
— Quel courage ! Et si un yôma te saute dessus, qu’est-ce que tu feras ?
— Heureusement, ce genre de chose ne peut pas m’arriver, parce que je me suis toujours bien conduite.
— Ah, je vois… Malheureusement, je ne crois pas que les yôma se soucient beaucoup de ça, tu sais.
— Peu importe. Ce qui compte, c’est que je ne sois pas obligée de dormir chaque nuit sous un chôdô. C’est vrai que j’ai peut-être eu de la chance jusqu’à présent. Ça ne durera pas éternellement.
— Là, je suis d’accord avec toi. Et tu vas où, comme ça ?
— Euh… Jusqu’à Ken.
— Ken !? répéta-t-il d’une voix de fausset. Puis, se raclant la gorge : Tu veux dire, en face de la porte Reiken ?
— C’est ça, oui.
— Ça fait une sacrée trotte, dis donc ! Et tu comptes aller jusque là-bas toute seule ?
— Je dois le faire… Mais vous, vous allez dormir à l’auberge, ce soir, non ? Une auberge qui sera capable de s’occuper de votre sûgu, j’imagine. Vous m’accepteriez comme compagne de voyage ? Je paierai ma part, bien entendu.
— Pardon !?
— C’est-à-dire… En fait, mon employeur m’avait remis une lettre avant mon départ, dans laquelle il expliquait que j’étais son affiliée et que je devais livrer ce môkyoku, et donc vous n’avez rien à craindre, je suis tout à fait en règle et tout, mais malheureusement, j’ai perdu cette lettre…
— Comme c’est dommage, hum…
— Oui, comme vous dites, c’est dommage. Et en plus, si je rentre maintenant, mon maître va se fâcher. C’est un homme très, très sévère, vous savez. Je suis sûre qu’il me battra. Et sans cette lettre, aucune auberge ne m’acceptera. Alors voilà, je ne sais vraiment plus quoi faire, vous comprenez. Aidez-moi, s’il vous plaît ! finit-elle par dire, des sanglots dans la voix.
— Hum, je vois… murmura Rikô en regardant Shushô d’un air amusé. C’est très délicat…
— Vous ne voulez pas m’aider ?… Alors, aidez au moins Hakuto. Je dormirai avec lui à l’écurie. Je comprends que ça puisse vous gêner que j’aille avec vous, mais je…
Rikô éclata de rire.
— D’accord, d’accord. Après tout, c’est la moindre des choses, non ? Donc tu seras ma compagne de voyage…
— Vrai !? Vous acceptez ? Ah, merci, merci. Je vous suis très reconnaissante de ce que vous faites pour moi, vraiment.
Rikô hocha la tête en souriant et se releva.
— Bon, dépêchons-nous maintenant. La porte va bientôt fermer.
— Oui, bien sûr.
Et elle partit en courant chercher Hakuto.
— Mademoiselle ! Si je peux me permettre de te donner un conseil… cria-t-il dans son dos.
— Oui ?
Elle interrompit sa course et se retourna. Rikô affichait toujours le même sourire aimable.
— Quand tu mens, évite d’en faire trop, ce sera plus crédible…
Shushô ouvrit la bouche et leva les yeux au ciel en soupirant.